Pages

2.10.15

Les vieux grooves


comme il est bon de surfer sur les vieux grooves
de ne pas se laisser raconter par les
pseudo-divas du top et les
rappeurs qui samplent d'autres rappeurs qui samplent d'autres choses que les
choses
de ne pas se laisser raconter que les choses
sont creuses

je ne suis pas nostalgique je n'aurais pas voulu
avoir vingt ans en 1969 avoir vingt ans
en 1979 avoir vingt ans en
en 1989 avoir vingt ans en
en d'autres temps
j'aime les machines et breaker des beats et je suis heureuse
d'avoir inventé le trip-hop

(mes racines sont d'un autre âge papa maman mangeaient par terre avec les mains
leurs jeux dans les rues de pondi leurs assortiments leurs interdits leurs tabous
leurs rideaux de fumée dans les temples
l'eau pas courante et l'électricité qui ne marchaient
que lorsqu'elles le voulaient bien
et souvent pas du tout
tout ça pendant qu'ici
des philosophes acidulés leur enviaient leur état de nature
jusqu'à l'absurde
parce qu'à paris c'était l'ère du verseau)

je me souviens juste de l'idée que je pouvais
faire tout ce que je voulais que j'étais la première à pouvoir
faire tout ce que je voulais
la première de ma lignée et on pouvait bien remonter jusqu'à valkimi, va !
et que je n'avais pas même pas
même pas lieu d'être reconnaissante
pour ça
parce que papa maman quoi qu'ils en disent au fond
se pliaient volontiers à l'absence de règles
de cet entre deux fleuves un peu froid
où ils avaient choisi de me faire
naître
jouissance d'une famille nucléaire
loin l'hydre brahmanique

je me souviens du vent sur la saône lorsque je griffonnais sur mes
sur mes carnets avec mon vieux walkman à cassettes
enraciné sur le crâne
je me souviens de 1994
beth en quête d'une raison d'une seule
je me souviens de 1995
róisín avec son pull moulant et est-ce que nous l'aimions ?
je me souviens de 1996
adrian en train de triturer l'apocalypse avec des boucles inversées
je me souviens de 1997
nina qui voulait aimer sous l'eau
je me souviens de 1998
skye enrobant le monde avec un chamallow
je me souviens de 1999
lou en train d'allumer un bûcher
un cri si différent
si différent oui
et si mignon aussi
et je me souviens de 2000
alison ébauchant des utopies eugéniques parce que l'apocalypse
l'apocalypse finalement
n'avait pas eu lieu

(c'est ma première jungle-party
la marquise enflammée par une souris canadienne au visage de madone
je me souviens de nos nuits blanches
si pleines de plein et parfois l'envie de rentrer chez soi sans vraiment pouvoir
parce qu'il fallait bien parader
parce qu'il fallait bien vivre
parce que nous ne savions pas jusqu'à quand nous pourrions nous permettre
d'être des électrons libres
et aussi parce que de toute façon
nous n'avions pas de voiture)

j'ai vécu la révolution numérique
avec un sentiment d'appartenance
l'outrage et l'outrance étaient passés dans les mœurs et nous pouvions enfin nous soucier
de l'esthétique
de déconstruire nos icônes pop à l'infini
d'emmerder les guitares avec des machines
d'insérer la synthèse entre les images
avec des clicks et des bleeps et des comptines électroniques venues d'islande
en toile de fond

et c'est pour ça qu'il est bon de surfer
sur les vieux grooves
mais pour ne rien vous cacher non rien non
j'aime aussi sally claire et yukimi
et je ne suis pas nostalgique et je crois que j'aurais bien voulu
avoir vingt ans en 2019

A.K.